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A 52 ans, Mohammed Mahfooz Alam sait que l'heure où il mettra la clé sous la porte est proche. Dans sa librairie du centre historique de la capitale indienne New Delhi, il est l'un des derniers à vendre encore des ouvrages en langue ourdou.
Célébrée pendant des siècles par les poètes de toute l'Asie du Sud, langue nationale du Pakistan voisin, le ourdou fait partie intégrante de la culture riche et tourmentée de l'Inde.
Mais depuis l'indépendance du géant à majorité hindoue (1947), sa littérature n'a pas résisté longtemps au raz-de-marée du hindi.
D'autant moins que son élégante calligraphie d'inspiration arabo-persique la fait passer aux yeux de nombreux Indiens pour une langue importée, voire musulmane, communauté stigmatisée par le pouvoir.
"Il fut un temps où une centaine de livres (en ourdou) étaient publiés chaque année", regrette, dépité, Mohammed Mahfooz Alam. "Cette littérature meurt désormais à petit feu".
"Je suis assis là depuis ce matin et à peine quatre personnes ont poussé ma porte", se désole-t-il. "Et ce n'étaient que des étudiants ou des élèves à la recherche d'ouvrages scolaires".
A l'ombre des hauts minarets de la fameuse mosquée Jama Masjid, les rues étroites du Bazar ourdou ont longtemps abrité le cœur battant du petit monde littéraire qui la célébrait, avec ses imprimeries, ses éditeurs et ses écrivains.
Les conversations enflammées qui agitaient les librairies du quartier ont désormais laissé la place à l'odeur entêtante des kebabs. Seule une poignée de librairies ont réussi à survivre.
"C'est maintenant devenu un marché alimentaire", se désespère Mohammed Mahfooz Alam.
Protégé par la Constitution, le ourdou n'est plus aujourd'hui parlé en Inde que par 50 millions d'habitants du pays le plus peuple de la planète.
Mais pendant des siècles, il fut l'un des langages privilégiés des maîtres du pays.
La librairie Maktaba Jamia a vendu ses premiers livres il y a un siècle. Mohammed Mahfooz Alam en a pris la destinée en main il y a quelques mois, par amour de la langue.
- Concurrences -
Ses prédécesseurs se sont installés à "Old Delhi" dans les années 1920, proposant aussi bien des ouvrages en ourdou qu'en arabe ou en perse.
Mais dès les années 1980, ils ont vu éclore autour d'eux les premiers restaurants de fast-food, bien plus lucratifs, et ont commencé à fermer leurs portes. Plus d'une douzaine ont définitivement tiré leur rideau de fer depuis.
"Avec l'avènement de l'internet, tout est devenu facilement disponible sur son téléphone mobile", note Sikander Mirza Changezi, à la tête d'une des librairies qui a résisté à la tempête.
"Les gens ont commencé à penser qu'acheter des livres ne servait plus à rien", poursuit-il, "cela à fait baisser le revenu des libraires qui ont préféré se replier sur d'autres commerces".
Et à partir de 2014, le ourdou s'est retrouvé dans la ligne de mire du parti et du gouvernement ultranationalistes hindous du Premier ministre Narendra Modi, rapidement considérée comme une langue de la minorité musulmane.
Elle partage des racines avec l'hindi et s'est enrichie au fil des siècles de mots issus de l'arabe et du perse, à la faveur des conquêtes et d'échanges commerciaux qui ont déferlé sur l'Inde.
Tout à leur oeuvre de réécriture de l'histoire indienne dans un sens exclusivement hindou, les partisans du Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP) se sont largement mobilisés contre l'utilisation de l'ourdou.
"Le ourdou a été associé aux musulmans (...) mais c'est faux", insiste Mohammed Mahfooz Alam, "tout le monde le parle (...) c'est un langage très doux, avec de la paix en lui".
Déterminé à enrayer son déclin, Sikander Mirza Changezi, dont la librairie abrite des milliers d'ouvrages et quelques rares manuscrits, multiplie initiatives et promotions.
Etudiante en ourdou, Adeeba Tanveer, 27 ans, se réjouit de l'existence de ce sanctuaire.
"L'amour de l'ourdou revient doucement", veut-elle croire. "C'est un si beau langage. Et vous sentez cette beauté quand vous le parlez".
A.Al-Mehrazi--DT