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Sujets de société, religion ou démocratie: Yu Miao avait fait de sa librairie à Shanghai un lieu de discussions et d'échanges d'idées. Mais en 2018, il a dû la fermer, vaincu par les pressions administratives.
En Chine, "il y a des sujets considérés comme tabou et sensibles dans l'espace public", confie-t-il à l'AFP dans la librairie qu'il vient juste d'ouvrir à Washington, JF Books, à 12.000 km de l'ancienne.
Dans les années 2010, alors que le gouvernement chinois se montrait plus strict contre les libraires et les chercheurs universitaires, son établissement de Shanghai, Jifeng, s'est retrouvé dans le collimateur des autorités.
Il lui est devenu de plus en plus dur d'organiser des évènements sur certains thèmes, comme par exemple le féminisme. Les autorités lui ont demandé d'en annuler.
"Mais nous ne voulions pas nous auto-censurer sur certains sujets", explique M. Yu, 52 ans, qui n'a pas laissé ces signes de contrariété modifier ses choix de thèmes.
- Désir et regret -
Les pressions se sont toutefois multipliées et en 2017, la librairie Jifeng a eu du mal à renouveler son bail.
M. Yu a compris que son "espace vital rétrécissait".
Il avait déjà vu des publications, des médias indépendants ou des institutions culturelles mettre la clé sous la porte.
"Le gouvernement chinois voit tous les lieux qui permettent l'accès à des contenus pouvant être perçus comme +politiquement sensibles+ (...), ou qui permettent de se rassembler pour en discuter, comme de possibles menaces sur son contrôle de l'opinion publique", explique à l'AFP Sarah Brooks, directrice pour la Chine d'Amnesty International.
La veille de la fermeture de Jifeng, le courant a été coupé alors que des gens étaient encore dans la librairie.
"C'était pour les empêcher de se rassembler", juge Yu Miao.
Mais au lieu de quitter les lieux, les clients ont allumé leur téléphone portable et installé des lampes de poche.
Dans les halos de lumière, "les gens ont lu de la poésie, chanté, joué de la guitare et du piano", se souvient le libraire. "C'était un moment émouvant".
Des photos de cette soirée d'adieu sont accrochées dans sa librairie à Washington. Dans l'entrée sont exposés des mots écrits à la main par les clients de celle de Shanghai.
Après la fermeture de Jifeng, M. Yu et sa famille ont émigré aux Etats-Unis, où il a repris des études.
L'idée d'ouvrir une nouvelle librairie lui est venue naturellement: "J'avais toujours ce désir de participer à la marche de la société et j'avais aussi au fond de moi ce regret (d'avoir dû fermer à Shanghai)".
- Ouvrages publiés à Taïwan -
Yu Miao a aussi été encouragé par le constat qu'il n'était pas facile de se procurer des livres en langue chinoise dans la capitale américaine.
JF Books propose aussi des oeuvres en anglais sur des sujets relatifs à la Chine ou à l'Asie ainsi que des ouvrages d'auteurs asiatiques.
"En plus de livres publiés en Chine continentale, nous avons des ouvrages publiés à Taïwan et à Hong Kong", détaille-t-il. "C'était difficilement imaginable dans la librairie à Shanghai", à cause des contrôles stricts, poursuit-il.
Plus récemment, les tracasseries ont continué, sous une autre forme: son épouse a été provisoirement empêchée de quitter la Chine après un séjour, dit-il.
"Cette expérience était un cauchemar", souligne-t-il. "Nous chérissons vraiment le fait d'être capables de vivre ensemble librement et sans peur" aux Etats-Unis.
Comme à Shanghai, M. Yu a fait de JF Books un lieu de rassemblement et de partage. Les trois premières conférences qu'il organise en septembre, dont l'une avec le poète et écrivain sino-américain Ha Jin, affichent complet.
Rayna Zhang, une Chinoise de 35 ans, a poussé la porte de la libraire après en avoir entendu parler sur les réseaux sociaux.
"C'est une façon de se tenir au courant des tendances et de la culture des jeunes au pays", dit-elle.
Pour William Au, 36 ans, "c'est marrant (de trouver à Washington) un lieu qui a l'air d'avoir tenu une place si importante à Shanghai".
G.Gopalakrishnan--DT