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Des grands feuillets recouverts de la poudre qu'il inhalait pour combattre son asthme, Proust ne pouvait imaginer qu'ils seraient un jour l'objet des soins des restaurateurs de la Bibliothèque nationale de France.
On les appelle "les soixante-quinze feuillets". Ils sont la première ébauche connue du grand cycle romanesque de l'écrivain, "À la recherche du temps perdu", dont la publication commence en 1913 et s'achève en 1927, cinq ans après sa mort.
Ce trésor longtemps méconnu est confié à Frédérique Pelletier, dans un atelier sous les toits de la BnF rue de Richelieu, en plein centre de Paris. "On va effectuer des restaurations minimalistes, pour bloquer les problématiques de déchirures et de lacunes", dit-elle, en collant des morceaux de papier japonais ultra-léger (2 g/m²).
Le but n'est pas de retrouver l'hypothétique état d'origine du manuscrit. Le pliage est conservé. Une restauration artisanale d'un feuillet déchiré, à une époque et par une main inconnues, est maintenue.
- Montagne de papiers -
Il a fallu longtemps pour qu'émergent ces fameux "soixante-quinze feuillets" (en vérité, 76 pages).
Dans les années 1950, l'auteur de "Du côté de chez Swann" n'intéressait plus grand-monde. Sa nièce Suzy Mante-Proust avait fait confiance à un jeune chercheur, Bernard de Fallois, pour mettre en ordre la montagne de papiers laissés par son oncle.
Celui-ci en révèle l'existence en 1954, dans la préface de "Contre Sainte-Beuve", un essai posthume de Proust, recomposé à partir d'un projet inachevé et de diverses notes sur la littérature.
En 1962, quand les brouillons des romans entrent à la Bibliothèque nationale, les experts proustiens en sont pour leurs frais: les fameux "feuillets" n'y sont pas. Bernard de Fallois les a gardés.
Ils ne rejoindront les collections publiques qu'après la mort en 2018 de celui qui est devenu entretemps éditeur.
Lorsque ce manuscrit a échu à la BnF en 2020, "il n'était pas en très bon état (...) Il présentait sur quasiment chaque feuillet des éléments de détérioration, qu'il fallait traiter", se souvient le chef du service des manuscrits modernes, Guillaume Fau.
- "Les chercheurs attendaient" -
Mais tout est lisible. La désagrégation qui guette nombre de manuscrits du XIXe ou du début XXe, à cause des encres ferro-galliques qui finissent par attaquer le papier, n'est pas encore perceptible ici.
Le pari était de montrer ces feuillets au public lors de l'exposition "Marcel Proust, la fabrique de l'œuvre", à partir d'octobre à la bibliothèque François-Mitterrand.
"Travailler en un an et demi environ, si on fait le calcul, c'est un peu serré. Mais c'est un calendrier qu'on a pu tenir. On est allé très, très vite aussi parce que les chercheurs attendaient ce manuscrit", souligne M. Fau.
Sa transcription est disponible en librairie, publiée par les éditions Gallimard en mars ("Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits"). La numérisation permettra ultérieurement de le lire sur internet.
Le début n'est pas le célèbre: "Longtemps, je me suis couché de bonne heure", mais une phrase de 40 mots, caractéristique du style du romancier, sur l'arrivée de la pluie.
Des fragments en parviendront dans "Combray", la première partie de "Du côté de chez Swann". Au bout de la dernière phrase, qui compte 73 mots, Proust n'a pas posé de point final: pour lui, tout reste à écrire.
X.Wong--DT