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Pour aller au travail, Pawel Sawicki, porte-parole adjoint du musée de l'ancien camp nazi d'Auschwitz-Birkenau, longe chaque jour les barbelés omniprésents avant d'arriver à son bureau installé dans un ancien hôpital de la SS.
Derrière le bâtiment se dressent une ancienne chambre à gaz et un four crématoire. Plus loin, se dessine le tristement célèbre portail surmonté de l'inscription "Arbeit macht frei" ("Le travail rend libre", ndlr) de ce camp libéré par l'Armée rouge il y a 80 ans, le 27 janvier 1945.
Au total, environ 850 personnes travaillent comme M. Sawicki au musée pour préserver le souvenir des victimes de cet ancien camp d'extermination construit sur le territoire de la Pologne occupée par l'Allemagne, où plus d'un million de personnes, pour la plupart des juifs, ont été conduites à la mort pendant la Deuxième guerre mondiale.
Quelque 350 guides parlant une vingtaine de langues travaillent sur ce site de mémoire - une mission difficile et délicate, remplie d'émotions.
"On dit que si vous commencez à travailler ici, soit vous abandonnez très vite car l'histoire s'avèrera trop pesante (...), soit vous restez pour longtemps", explique à l'AFP M. Sawicki, 44 ans, le responsable des multimédias du site, sur lequel il est employé depuis 17 ans.
"Si vous trouvez un sens à cette mission, cela aide", ajoute-t-il.
Pour porter le bagage émotionnel parfois trop lourd, il dit ériger autour de lui "une sorte de barrière de professionnalisme" derrière laquelle il se sent en sécurité, même si celle-ci se brise de temps en temps.
- Pas un mot -
Jacek Paluch, qui travaille au musée depuis 15 ans en tant que guide, essaye toujours de laisser "le travail au travail".
"Mais il s'agit d'un travail, d'un endroit tellement spécifiques qu'il est impossible de laisser toute cette histoire ici sans la ramener chez soi", confie-t-il à l'AFP.
Il accompagne chaque année jusqu'à 400 groupes à travers cette ancienne usine de mort.
Au total, plus d'1,8 million de personnes en provenance du monde entier ont visité l'an dernier l'ancien camp.
Pour ce guide âgé de 60 ans, les rencontres avec les anciens prisonniers sont les plus difficiles, les plus chargées d'émotions.
Comme celle avec un homme, un numéro d'ancien détenu tatoué sur un bras, assis en silence sur un banc, sans réagir aux questions.
"Tout au long de sa vie, il n'a jamais dit un mot à sa famille sur ce qui s'est passé ici. Soudain, à l'occasion d'un déjeuner dominical, il s'est mis à raconter", se rappelle Jacek Paluch.
"On l'a empêché de parler, on l'a amené ici pour qu'il raconte son histoire, sur place. Mais dès qu'il a franchi le portail avec 'Arbeit Macht frei', les souvenirs sont revenus, il est redevenu silencieux et n'a plus pu raconter quoi que ce soit".
- Preuves de crimes -
Jacek Paluch sait bien reconnaître le moment où il doit décrocher.
"C'est le moment où, la nuit, je rêve que j'accompagne les groupes. A cet instant, je sais que je dois de prendre du temps libre".
Wanda Witek-Malicka, qui est historienne au centre de recherche du musée depuis six ans, a longtemps travaillé sur le destin des enfants, prisonniers à Auschwitz. Mais cette femme de 38 ans a dû abandonner ce sujet déchirant lorsqu'elle est devenue mère elle-même.
"A ce moment-là, ce chapitre particulier de l'histoire d'Auschwitz concernant les enfants, les femmes enceintes, les nouveau-nés, je n'ai pas du tout été en mesure de le traiter", se rappelle-t-elle, "la charge émotionnelle liée à ce lieu, à cette histoire, m'a dépassée".
Selon elle, il est impossible de penser tout le temps à l'histoire de ce lieu "parce que, à un moment, nous ne serions probablement plus en mesure de travailler".
Penché sur des boîtes métalliques qui avaient contenu le gaz Zyklon-B utilisé dans les chambres à gaz d'Auschwitz et qu'il doit conserver, Andrzej Jastrzebiowski, 48 ans, se souvint de sa révolte lorsqu'il devait, plus jeune, travailler sur ces objets ayant appartenu aux bourreaux nazis.
"Plus tard, je me suis rendu compte que ces objets étaient importants, en tant que preuves des crimes commis ici, dit-il, et que préserver ces objets fait partie de notre mission ici".
- "Leur donner une voix" -
Le laboratoire de conservation ultra-moderne du musée où il est employé depuis 17 ans, est responsable de la préservation des centaines de milliers d'objets retrouvés sur le sinistre site, ayant principalement appartenu aux victimes du camp : chaussures, valises, pots en métal, brosses, etc. Ou encore documents de l'ancienne administration.
Des baraquements, des barbelés, des ruines des chambres à gaz et des fours crématoires sont aussi pris en charge par les conservateurs.
C'est un travail de la plus haute urgence et de la plus haute importance : "bientôt, il n'y aura plus de témoins directs qui puissent raconter l'histoire, il ne restera donc plus que ces objets et ce sont ces objets précis qui devront la raconter, l'histoire", dit M. Jastrzebiowski. "Notre travail, c'est de leur donner une voix pour leur permettre de la raconter".
Lorsqu'il travaille sur un objet, et pour ne pas tomber dans la routine, il essaye à chaque fois de découvrir à qui il a appartenu.
"Penser aux propriétaires des objets, à leurs histoires, m'aide dans mon travail et, surtout, c'est bien à l'opposé de ce que souhaitaient les nazis : eux, ils voulaient que leur mémoire se perde, qu'ils disparaissent à jamais".
H.El-Din--DT