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"Petites, on pensait qu'on pouvait changer le monde" : à Tibu, petite ville rurale du nord-est de la Colombie minée par le narcotrafic et le conflit armé, deux jeunes rappeuses originaires de la région luttent avec leur plume contre la violence des hommes.
Sur l'étroite scène d'une salle d'un séminaire local, Sol et Denys, 26 et 30 ans, se saisissent de micros devant un public essentiellement féminin.
"Le vent m'a soufflé un secret à l'oreille : lutte pour toutes tes soeurs", chante Denys, reprise par toute la salle. Depuis 14 ans, ces deux cousines défient la culture machiste dans le Norte de Santander, l'un des départements le plus durement touché par les féminicides en Colombie.
Pour Denys "le rap a été un moyen d'exprimer ce qu'on ressentait, une arme pour affronter les souffrances qu'on voyait".
En 2022, les "Motilonas Rap" ont accédé à la notoriété avec une tournée européenne de 23 dates, couronnée par un passage sur l'une des scènes de la fête de l'Humanité à Paris, devant plusieurs milliers de personnes.
Mais c'est en 2008, grâce à un rappeur venu pour quelques jours à Tibu depuis Medellin, que Denys et Sol découvrent la culture hip-hop.
Les deux cousines n'ont alors que 9 et 13 ans. "On a jamais arrêté de rapper depuis, sans même penser qu'on pouvait en vivre un jour", retrace Sol.
Dans leurs textes, elle dénoncent une culture machiste qu'elles ont connu très jeunes. "Nous avons été témoins de la violence des hommes jusque dans nos familles. Ce n'est pas ce que nous voulions pour nous et aujourd'hui, on essaie de montrer qu'une autre vie est possible pour les femmes d'ici", racontent-elles.
A Tibu, les deux cousines sont aujourd'hui un symbole pour beaucoup de jeunes filles. Dans la rue, des adolescentes les arrêtent, prennent des photos avec elles et profitent de ce moment pour les enlacer.
- "Fierté" -
Depuis les années 90, cette région du Catatumbo, frontalière du Venezuela, est l'un des épicentres du conflit armé en Colombie.
L'Armée de libération nationale (ELN), guérilla guévariste née dans les années 60, contrôle une partie de ce territoire, théâtre par ailleurs de nombreux trafics avec le Venezuela voisin. De laborieuses négociations de paix entre cette rébellion d'extrême-gauche et le gouvernement sont en cours depuis fin 2022, mais les hostilités perdurent.
Entre avril et juin 2021, dans le Norte de Santander, 11 femmes soupçonnées d'être des informatrices de l'armée ont été exécutée par l'ELN.
L'observatoire des féminicides a dénombré 525 victimes en 2023 en Colombie, dont 146 assassinées par des groupes armés.
Avant le contrôle de l'ELN, c'est une milice d'extrême-droite qui à régné jusqu'en 2004 sur Tibu.
En août 1999, une centaine de paramilitaires du groupe des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) ont massacré 35 personnes dans le village voisin de La Gabarra.
"Les femmes étaient leur butin de guerre, ils allaient jusqu'à entrer dans les maisons pour violer les épouses des maris qui, s'ils contestaient, risquaient d'être assassinés", raconte Olga Quintero, fondatrice de l'ASCAMCAT, une association de défense des paysans de la région.
Dans la petite salle du séminaire de Tibu, Francy s'est positionnée au premier rang pour écouter chanter les "Motilonas Rap". Cette femme de 52 ans fait partie de l'association des "mères du Catatumbo", créée en 2019 pour aider les femmes de la région exploitées sexuellement ou menacées par les groupes armés. Ce réseau d'entraide regroupe aujourd'hui près de 1.200 femmes.
Régulièrement, elle reçoit des menaces de mort de la guérilla. "Cela ne m'empêche pas de continuer, je préfère ça à ce que plus de femmes meurent", lâche-t-elle dans un sourire.
Le concert touche à sa fin. "Bénies soient les mains de celles qui se battent pour nos droits, la fierté de toutes ces femmes est admirable", chantent ensemble Denys et Sol, dans un ultime hommage aux femmes du Catatumbo.
F.El-Yamahy--DT